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"La langue"

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" C’est sympa ce paysage comme ça. C’est vraiment le chemin que je voulais voir. On est sur le toit du monde, en dehors de tout, bien qu’il y ait toujours plein de monde. Mais si on pouvait y être seule...

Il y a tout ce qui entoure cet espace, sans le côté touristique de la balade sur la plage. Je suis un peu agoraphobe, même si j’aime vraiment les gens ; c’est la foule qui me dérange.

L’Aiguille, on m’y a emmenée toute petite. Je m’aperçois qu’elle a vraiment été érodée, beaucoup plus que dans mon souvenir. Je suis sûre qu’elle a beaucoup perdu en soixante ans. Du coup, la voir comme ça et se dire qu’elle ne sera peut-être plus dans quelques temps, ça ne me plaît pas. Le creux me semblait petit, 1m50, pas plus, et là, il en fait 7, 8, peut-être plus. En fait d’ici, on n’a pas tellement idée de la perspective et des ordres de grandeur. Il faudrait que je regarde les photos de l’époque.

Étretat, c’est vraiment une photo de carte postale… bien qu’il y ait des photos de cartes postales formidables. 

Ici, la vie est à droite et pas à gauche. Les maisons, c’est une espèce de jeu de cubes, sans intérêt. Dans mon cadre, j’ai choisi de voir la mer. Ce qui la rend vivante, ce n’est pas seulement le mouvement des vagues sur la plage, c’est ce qu’elle dégage ; même si elle ne bougeait pas, je la sentirais. Les marins disent que c’est la vie, la mer. Ce n’est pas le mouvement, c’est l’immensité, la profondeur, l’impression qu’il se passe quelque chose, même si c’est invisible pour nous.

Cadrer le paysage, ça change le regard, ça isole un endroit, ça permet de se glisser dedans, c'est choisir. 

Si je me glisse dans ce tableau, ça me fait rêver. J’ai une amie avec laquelle on se dit qu’on s’est trompées d’époque. Je me vois sur le haut de la falaise, mais pas dans notre époque. L’impression que j’ai, c’est que la vie a toujours été là, dans l’eau, dans la nature : l’herbe verte, les trois arbres au-dessus de la falaise ; c’était déjà là il y a 3 siècles, et les gens vivaient la même chose, c’est une impression d’intemporalité, ça me rassure. Il est très classique ce paysage. Les arbres ça va avec le reste, c’est le bocage, c’est ce qui symbolise la vie humaine, ces petits bosquets d’arbres, on suppose qu’il y a des maisons derrière, ou qu’il y a une raison pour qu’ils soient les uns à côté des autres en petits tas, on les a plantés. On voit la main de l’homme.

Ce sont les couleurs vert, bleu et blanc qui dominent, c’est un peu primaire, mais ce sont aussi elles qui sont intemporelles, il y a ce sentiment du temps qui passe et à la fois qui ne passe pas. J’ai vraiment la notion des siècles.

 

Je me suis aperçue que si la chapelle ne me plaisait pas, c’est parce que j’étais venue avec un ancien amour. Ça m’a ré-évoqué ce moment. On associe les endroits à des souvenirs. C’est la seule fois où j’étais venue ici. Ce n’est pas dramatique, ça fait partie de la vie. Je ne suis pas du littoral, mais désormais, le paysage m’appartient, on se le fait nôtre. J’ai eu ça très longtemps en Bretagne, en Islande. Il y a plein d’endroits merveilleux, mais un sentiment d’appartenance à un lieu, c’est plus rare.

Ce paysage n’est pas vraiment bavard, ni muet. Ce qu’il dit est suffisant, ça parle des siècles passés, des gens qui sont passés, des époques. Je m’évite cette réflexion personnelle, mais ça me rassure que ça continue quand je ne serai plus là. Les gens qui ont traversé ces paysages les habitent encore... je vis un peu avec les morts. Ce tableau est apaisant, doux, calme : ce sont les couleurs, l’herbe, la présence de l’eau. La mer est particulièrement calme. La topographie est découpée, mais pas violente, pas accidentée comme la Côte corse ou bretonne. 

Le vert est partout dans la nature, on le voit avec plein de nuances, plein de gammes différentes. J’ai mis des années à aimer le vert, je trouvais cette couleur fade ; en vieillissant, je l’ai découvert. 

 

Les sons me rappellent l’ambiance de la plage, j’aime entendre les bruits un peu étouffés, celui des gamins, le chien qui bouge, l’oiseau, le bruissement de l’aile, le vent dans les feuilles. Quand tu entends ça à la plage, quand il n’y a pas trop de monde, c’est très agréable. Dans ces endroits, c’est bien qu’il y ait un peu de monde. Le désert complet, je n’ai jamais tenté, je ne sais pas ce que ça ferait. Ce serait peut-être trop silencieux, angoissant, j’ai besoin qu’il y ait de la vie. Il peut ne pas y avoir d’humain autour, ça me convient quand même à partir du moment où il y a un peu de bruit. En montagne, c’est plus compliqué parce qu’il y a plus de silence, c’est beaucoup plus étouffé. Ici, on respire.

Je pense à Turner, aux sœurs Brontë, à Chateaubriand, à Prévert pour ses poésies : il savait bien évoquer toutes les petites choses qui constituent la vie. C’est à la fois des petites et des grandes choses. Ce qui anime le paysage, ça peut être le bruissement d’ailes, le vent, l’étendue d’herbe mais aussi chaque brin d’herbe. C’est tout ce qui compose un paysage, chacun des détails auxquels on ne fait pas toujours attention et pourtant tout est là, toute la beauté est là, dans le moindre détail : les silhouettes des gens qui se dessinent, celle des arbres, les grains de la terre qui forment le chemin… on pourrait lister à l’infini tout ce qui compose un paysage si seulement on prenait le temps.

Le golf est particulièrement mis en valeur, tu n’imagines pas que c’est un golf. Il est bien rasé, tu as l’impression qu’il fait partie du paysage. Ça me fait penser à la mer de glace qui d’ailleurs elle aussi est en train de rétrécir dangereusement, mais elle ressemble à ça… une grosse langue. On a envie de se dire que le paysage est naturel, mais le côté rasé du golf, n’est pas naturel. On aurait envie parce que la main de l’homme ne fait pas que des belles choses. Je me dis qu’il faut que ça bouge, il faut vraiment que ça change. Je n’ai pas confiance en l’humain, à part tout casser, on n’a rien fait de bien, on aurait pu tellement faire les choses autrement ; on ne s’en rendait pas compte, on pensait que c’était bien.

Ce qui m’intéresse, c’est vraiment le chemin. Il n’a ni début, ni fin. Quand j’étais gamine, je faisais des dessins avec des chemins comme ça, on me disait qu’on ne savait pas où ils allaient. Je n’aime pas voir le début, ni la fin.

Je pense que j’ai pris un paysage qui est une métaphore de la vie parce qu’il n’a pas tant de perspectives que ça, il n’est pas énorme, mais il y a une vraie inclinaison du bas vers le haut, et on ne voit pas la fin. On se rend bien compte qu’il doit continuer mais on n’a rien qui nous l'indique. Il n’y a rien du paysage suivant, rien n’évoque la suite. On suppose qu’il s’arrête. Je n’aime pas l’infini, je ne suis pas une matheuse. Je déteste ce qui est sans explication. Par exemple, les planètes, ça me dépasse, c’est beaucoup trop … Je ne suis qu’un petit machin là-dedans, je ne sais pas trop ce que je fais là. J’ai fait un choix de paysage très restreint au final, comme dans la vie. "

Annick, Étretat

Le  22 mai 

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