"Nostalgie"
MON PAYSAGE ETRETAT
"Anthropocène"
"L’homme n’y est pour rien
J’aime cette ombellifère, avec la falaise derrière ; c’est la carotte du littoral.
Il y a un autre habitant... C’est le demi-deuil, il est très actif en fin d’après-midi ; c’est un papillon, il vit notamment sur les pelouses perchées. Comme tous les papillons, il pond ses œufs sur une plante, la plante hôte : « la petite herbe des falaises ». Les botanistes appellent ça fetusca rubra. Elle est adaptée au bord de mer, au vent, au sel. Et ici, on entend la grande sauterelle verte.
Voilà, ce sont quelques uns des habitants de la falaise. Ils étaient là avant tous les touristes, avant les habitants, avant même les premiers humains. On n’est pas chez nous ici. Quand on se connecte avec la nature, on prend conscience que nous ne sommes que de passage. D’ailleurs, un site comme les falaises d’Etretat bouscule notre rapport au temps. Quand on prend suffisamment de temps de réflexion pour comprendre comment s’est formé ce paysage, ça nous renvoie au caractère furtif de notre passage sur cette planète. Quand je fais une balade sur les falaises d’Étretat, ça me permet de mettre de côté mes petits soucis, de me déconditionner de ce qui fait mon quotidien, je pense que c’est tous ces sentiments, toutes ces émotions qui me traversent quand je suis face à la beauté de la nature.
L’Homme n’y est strictement pour rien dans l’apparition de ce paysage.
Depuis toujours...
Je crois que mon intérêt pour la falaise est lié à mon enfance : j’étais un petit citadin. Mes grands-parents avaient une ferme au cap d’Antifer sur les falaises. Tous les dimanches matin, mon grand-père m’emmenait à la messe à Étretat. Sitôt la fin de la messe, on faisait un tour sur le Perret, on ne montait jamais sur la falaise. Par contre, c’est un paysage dont je me suis imprégné très tôt. Il m’emmenait voir les cormorans, les mouettes tridactyles, les goélands. Quand on parcourt, quand on s’immerge dans un espace naturel comme les falaises d’Étretat à cet âge-là, il ne faut pas s’étonner qu’on devienne Maupassant qui cite plus de 17 fois les falaises d’Étretat dans son œuvre ! Soit on finit écrivain, soit guide-naturaliste... C’est mon métier.
Un message au monde
On a vraiment un message à passer au monde avec ce paysage : la nature est créatrice de beauté, ce n’est pas l’Homme qui en est à l’origine ; ça nous remet un peu à notre place. Ce qui nous remet aussi à notre place, c’est cette crainte du milieu sauvage, du risque permanent d’effondrement. Se sentir vulnérable face à la nature, c'est une manière de se sentir plus humain. On est des générations à l’avoir vu ce paysage, il évolue ; il parait figé dans le temps mais il est en mouvement perpétuel, à la fois par la météo, le moment de la journée. Un peintre, comme Monet, avait compris ça ; il revenait sans arrêt sur le même sujet. Il avait des éclairages, des impressions différentes. Un paysage doit se percevoir "en vrai" parce que l’émotion n’est présente qu’à travers la perception globale du paysage; elle est visuelle.
Géophonie, biophonie… et anthropophonie
Quand on apprend à percevoir les sons qui nous entourent, c’est jouissif, vous vous inventez plein d’histoires. Il se passe quelque chose dans cette pelouse, et ça donne une dimension vivante. Il y a la géophonie : les galets qui s’entrechoquent quand la vague se retire… et la biophonie : les oiseaux marins, et ceux qui vivent dans les buissons en haut des falaises, le cri des goélands, ceux de la musaraigne qui gronde ses petits ou de la sauterelle, ça nous offre un grand orchestre de la nature ! Et puis, bien souvent, tout cela est contrarié par la troisième catégorie de sons : l’anthropophonie.
Le voyageur et le touriste
Quand j’accompagne mes groupes, je leur précise qu’avec moi, ils ne sont pas des touristes, ce sont des voyageurs parce que le voyageur consent un certain effort pour grimper sur la falaise et il est récompensé par la beauté du paysage ; le voyageur, après avoir consenti cet effort, vient contempler un paysage. Le touriste monte en voiture ou en petit train, sans effort, et s’en vient consommer un décor. Vous êtes sur un site qui se mérite, c’est l’adage de l’opération « Grands sites ». Pour aller au bout de ce slogan et du sens qu’on donne à cette phrase-là, il faut ne pas faciliter l’accès. Il faut que ce soit les plus courageux, ceux qui ont développé le désir de venir là qui puissent y accéder.
Étretat, c’est un peu notre poule aux œufs d’or, notre pot de miel qui attire les abeilles. Si on veut encore beaucoup d’abeilles, pour continuer à faire vivre ce pan de l’économie, on est confronté à des logiques globalisées où on va planter un parc éolien offshore sous les falaises d’Étretat sous prétexte de transition écologique. Elle vont porter atteinte à l’intégrité de ce paysage. Le site va perdre une part de sa force éducative à la préservation de la nature. Ce qui est terrible c’est que ça se fait au nom de l’écologie. On a besoin d’espaces préservés pour permettre aux générations futures de continuer de rêver, de percevoir ce que peut être la nature sans l’Homme.
Face à l’étendue d’eau maritime, intacte de tout aménagement humain ; il n’y a pas de limite ; c’est un sentiment de liberté, d’immensité, d’apaisement et de paix. Ça offre un déconditionnement de notre société de consommation.
C’est esthétique une éolienne. Dans la falaise d’Étretat, je vois de la poésie, pas dans une éolienne. Je pense que la poésie on va pouvoir la chercher dans ce que l’homme n’a pas fabriqué.
Entre crainte et récréation, mais une façon de trouver un sens à l’existence
Ce paysage fait peur à la population, vous ne voyez jamais un autochtone se balader avec ses gamins sur la falaise. C’est plutôt sain de ne pas laisser galoper les enfants sur le haut de la falaise, de ne pas les laisser courir ou s’approcher du bord. Mon grand-père, quand il m’y emmenait, était très vigilent. Par contre, ce qui n'est pas sain, c’est de, systématiquement, dénigrer les lieux par rapport à leur dangerosité. Systématiquement user d’une réglementation pour se couvrir juridiquement d’accidents éventuels sans permettre à tout un chacun d’être dans le libre arbitre. Quand vous regardez les chiffres de la mortalité sur une portion d’autoroute … on est dans un rapport irrationnel, qui est très lié à notre culture, basée sur la crainte de la nature.
Je ne conçois pas de protéger la nature sans l’homme. Si je me sens protecteur de la nature, ce n’est pas pour la nature elle-même, ce n’est pas pour le goéland, c’est d’abord pour les Hommes parce que la nature sans l’Homme se débrouillera. Par contre, l’Homme sans la nature, ça va être beaucoup plus compliqué. Je dis souvent que la nature et sa beauté donnent du sens à l’existence. Il y a tellement de gens qui se demandent ce qu’ils fichent sur la planète. La beauté de la nature donne du sens à ma vie. L’un des maux de l’Homme, c’est de croire que la nature est notre espace récréatif.
Je n’ai jamais eu autant de gens qui m’ont parlé de nature que pendant le confinement. Ce n’est pas la nature qui a changé, mais plutôt les gens qui ont pris le temps de percevoir, ou bien un peu des deux. J’espère... "
Cyriaque, Étretat
le 23 juin